Mirza Morić, un drôle d’oiseau…
Il est partout… seul, en couple, réunit en bouquet, accroché à un torse, blotti sur un sein, perché sur une tête, picorant ici et là… Décliné en marbre, en granit, en bronze ou en bois, en ronde bosse, ou en bas-relief, l’oiseau est depuis toujours un motif récurrent des sculptures de Mirza Morić.
Coq, aigle ou perroquet ? Rien de cela. Les oiseaux de Mirza n’appartiennent à aucune espèce, même s’ils en portent parfois le nom. Ce sont des oiseaux génériques, têtes rondes et long bec, dotés d’un col, parfois d’un corps et d’ailes évoquées. Ces oiseaux n’appartiennent pas à la nature. Ce sont des chimères, des créatures imaginaires inspirées du sensible.
Leur présence obsédante renvoie à un autre monde. Un monde conçu plus que perçu. Isolé, le volatile devient sujet en soi, expression du rêve d’Icare, symbole éternel de liberté. Son vol l’affranchit de la temporalité, du poids de la matière et peut être aussi de l’adversité ; c’est en vain qu’on jette des filets à ceux qui ont des ailes, dit l’auteur des Proverbes (11,7). Paradoxe, et non des moindres, que de vouloir donner à la pierre, l’évanescence de la plume. Mieux, l’oiseau fait aussi entendre sa voix : une chiquenaude sur le bec et la pierre de chanter. Image conceptuelle, la sculpture n’en est pas moins vivante…
Mais la vie dont il s’agité relève aussi de l’intelligible. Bien qu’il s’en défende, Mirza sculpte avant tout les mouvements intérieurs, ceux de l’âme. Beaucoup de ses oiseaux, réduits à la valeur d’idéogramme au point de n’être plus qu’un bec, semblent emprunter au mythe universel du passeur d’âme ou de l’âme-oiseau. Incarnations de l’invisible, ils jouent comme métaphore de l’esprit. Il y a dans ces oiseaux, cous tendus vers le ciel, une dimension mystique qui, a bien des égards, renvoie à la quête lumineuse des oiseaux d’Attar. Célébration de la lumière est la transposition minérale des volatiles partis à la recherche de l’oiseau-roi Symorg pour finalement s’apercevoir qu’ils en sont l’essence même. L’oiseau couvant jalousement un oeuf hors d’échelle n’interroge-t-il pas, à son tour, le mystère de la création ? Et cette envolée vers le soleil et les étoiles (Colonne de la paix) n’est-elle pas l’expression éternelle du lien qui l’unit à l’au-delà ?
Quand il n’est pas motif unique, l’oiseau se subordonne au groupe, jusqu’à parfois se fondre en lui. Car notre homme se plait à lier les choses, à interférer les règnes. Son art se définit comme une osmose ; osmose entre les êtres et les éléments, entre le végétal et l’animal, l’animal et l’animal, l’homme et l’animal… Tout est dans tout, et l’oiseau, plus que nul autre, se prête au jeu des médiations fraternelles, transformiste et mutable. Il accompagne la girafe de Sarajevo ; se veut l’amant de beautés callipyges, se niche au creux de leurs reins, de leur intimité ; se mêle à la chevelure de Méduse, peut-être même à ses pensées (Énergie créatrice) ; coiffe des princesses lointaines (Verticalité) ; pince la virilité d’un torse colossal (Torse bosniaque)…
Ces oiseaux là ont une fonction attributive. Ils s’inscrivent, consciemment ou non, dans le langage du symbole. Ils sont à la fois colombe de Vénus, colombe de la paix, symbole érotique, figure de l’esprit, figure sacrificielle, figure apocalyptique ou vengeur céleste et, toujours et encore, l’âme de ceux qu’ils habitent. Mirza embrasse tout spectre de la symbolique aviaire, mêlant, hors des frontières géographiques et temporelles, les grands mythes fondateurs.
Pour autant, l’esthétique du sculpteur ne répond en rien aux normes d’un art cultivé, d’un art de citation destiné à la glose. La référence n’est pas fin en soi, mais incidente ; plus nécessaire que volontaire,. Est-elle d’ailleurs pensée comme telle ? Le choix de chacune de ses figures, répond avant tout à la pertinence du propos, à une manière intime de sentir et de penser le monde. C’est le contraire d’une expression reçue. Mirza insuffle au symbole une énergie nouvelle, pour lui redonner sens et l’ancrer dans le présent.
Mais à y bien réfléchir cet oiseau n’est-il pas l’artiste lui-même, un autoportrait zoomorphe ? Drôle d’oiseau, en effet, que ce passeur d’âme capable, d’un coup de ciseau, de faire éclore la pierre…
— Fabrice Denis, artiste peintre, docteur en histoire de l’art, et professeur d’arts plastiques —